Chili : entre irruptions de mémoires et vestiges dictatoriaux
Après trois mois de confinement imposé, les Chiliens reprennent les manifestations antigouvernementales. Ces contestations, une nouvelle fois réprimées, éveillent chez certains les mémoires d’une année menée de réclamations : 2019. Bien plus loin encore, peut-on supposer une réminiscence de l’année 1973?
Reprise des tensions
Une police répressive, telle est l’image médiatique désormais véhiculée des forces de l’ordre chiliennes. Depuis octobre 2019, des millions de Chiliens seraient ainsi sortis protester dans les rues de Santiago. Leurs réclamations condamnent une variété de sujets, des insuffisantes pensions à la privatisation de la santé et de l’éducation. Plus de 30 morts et des milliers blessés ont été comptés ces six derniers mois, dont 465 à l’œil. Des accusations de viols, de tortures, et d’arrestations abusives perpétrées par la police et l’armée ont été dénoncées. Plus récemment, des organisations ont élevé leurs voix contre l’usage de la pandémie actuelle comme prétexte de répression. De fait, ce sont 163.957 personnes qui auraient été, selon les Carabineros, arrêtées pour cause de crimes contre la santé publique.
Les restrictions ont en effet ajouté un nouveau facteur de contestation : le manque d’accès à la nourriture. Ce manque résulte en particulier de la perte d’emplois liée aux mesures anti-pandémie. Il incite ainsi certains à braver le couvre-feu établi, dont quelques-uns se retrouvent face à la police. Il s’agit d’une situation que l’on retrouve dans d’autres pays d’Amérique du Sud, tels que la Bolivie. En mai dernier, les forces de l’ordre y étaient également accusés d’user de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc.
Irruptions de mémoires
Ces récents événements nous offrent l’opportunité de questionner la place qu’y occupe la mémoire collective. En effet, le Chili serait, selon Alexander Wilde, le terrain d’irruptions de mémoire. Sous le joug d’une dictature militaire de 1973 à 1988, le pays resterait hanté par le fantôme de mémoires divisées. Ces interruptions seraient ainsi la dimension expressive de politiques transnationales et regrouperaient deux types d’événements : ceux planifiés par le gouvernement et ceux dont l’impact imprévisible dépasserait son entendement. Les découvertes de tombes, l’édition de livres ou la parution d’articles sur le sujet, tout comme les actes de violence politique seraient l’illustration de ce second type d’événements.
Rappels de mémoires
Au sein de ce mouvement protestataire, on retrouve de nombreux rappels à l’histoire. Les murs de la capitale en illustrent un bel exemple. Les professeurs Éric et Terri Gordon Zolov documentent depuis 2019 l’utilisation du street art dans cette crise sociale. Tous deux y décrivent les références au régime de Pinochet, telles que “Piñera=Pinochet,” “2019=1973,” et “Dictadura Piñicheti.” L’usage d’une rhétorique guerrière de la part de l’État, et son appel à l’armée pour résoudre le conflit, ont ravivé le souvenir d’une armée répressive au service de l’ancien dictateur. Ainsi le président en place déclarait-il le 20 octobre 2019, « Nous sommes en guerre contre un implacable et puissant ennemi ». Il y annonçait également la demande faite à l’armée d’intervenir contre les « vandales » et les « délinquants ». Des slogans tels que « No es por 30 pesos, es por 30 años » (Ce n’est pas pour les 30 pesos mais pour les 30 années) sont révélateurs d’attentes non remplies pour le peuple chilien.
Une transition inachevée?
La transition vers la démocratie, dont la fin fut annoncée dès août 1991 par Patricio Aylwin (président de 1990 à 1994), n’aurait pas suffi à la population. Les mesures transitionnelles des divers gouvernements (compensations aux victimes, commutations de peines des prisonniers politiques, inauguration du stade national comme lieu de mémoire…) sont-elles ainsi jugées faibles. La constitution, restée similaire à celle de l’ancien régime, l’omniprésence de l’armée dans les décisions de l’État, le système néolibéral promu par la junte, l’arrêt des recherches des disparus restants (…) sont autant d’objets de contestations. Retranscrits par l’art comme moyen d’expression, ils renforcent l’union du corps manifestant, les idées qui s’y propagent et les transmettent internationalement. C’est le cas de la chanson #CACEROLAZO, d’Ana Tijoux visionnée plus d’un million neuf cent mille fois. Ces facteurs additionnels, allant d’un passé traumatique faisant écho à un présent conflictuel sont autant de complexités rendant ces événements imprévisibles, et d’une durée indéfinissable.
Sources
Irruptions of Memory: Expressive Politics in Chile’s Transition to Democracy.
Alexander Wilde. Journal of Latin American Studies, May, 1999. Vol. 31, No. 2 pp. 473-500. Cambridge University Press